En dessous ensemble

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EN DESSOUS ENSEMBLE

*

Sur la table de la cuisine recouverte d’un grand linge blanc, Teresa Mulles repasse les chemises de ses hommes. Le ventilateur qui tourne pourtant à plein régime ne remplace pas la climatisation artisanale bricolée par son mari. En panne, le bazar, une fois de plus. Teresa transpire, elle ne cesse de s’essorer le front du revers de la main gauche. Tout l’énerve.
Pedro, d’abord, l’énerve. C’est son mari, un bavard et un incapable. Ses fils, ensuite, l’énervent. Ils s’appellent Lew et Gabriel, une fine équipe : un grand débile et un petit vaurien. Les corvées l’exaspèrent, surtout dans ce bled où s’entasse toute la poussière du désert, surtout dans cette maison où tout ce qui doit normalement soulager les souffrances de la ménagère tombe régulièrement en panne. Les habitants de Santa Velada l’horripilent, surtout Marisa Torrance, la femme de l’épicier, qui a osé dire qu’elle préparait la bucha mieux qu’elle et que les Mulles vivaient en banlieue parce que leur maison se tenait un peu à l’écart de la ville. Oui, tout énerve Teresa, et plus encore aujourd’hui. Elle n’arrive pas à écouter son programme télé parce qu’à l’étage les garçons se chamaillent une fois de plus et font un barouf d’enfer. Pedro est au téléphone dans le living, il vocifère pour couvrir le bruit que font ses fils. Rageusement, Teresa se jette sur la télécommande et pousse le volume à fond. Tina Turner se met à hurler typical male, c’est comme la plainte rauque d’un loup-garou. A glacer le sang. Teresa baisse le volume. A l’étage, seules les mouches n’ont pas été sonnées. Dans le living, Teresa aperçoit la tête décomposée de son mari, yeux exorbités, qui la regarde la bouche ouverte comme s’il venait de voir ressuciter sa mère. Teresa retourne à son repassage sans dire un mot, les lèvres soudées. Pedro débarque dans la cuisine, la main collée au téléphone.

 » Teresa ! Nom de Dieu ! Tu es folle ! Qu’est-ce qui t’a pris ! Tu vois bien que je suis en ligne.
– Pour le voir, je l’ai vu. Et pour entendre, je l’ai entendu. Tu peux pas aller calmer les deux sauvages ? Et puis arrête de hurler. Tu téléphones à la Lune ?
– Oui ! A la lune ! C’est ça, c’est exactement ça ! répond Pedro surexcité.
– Complètement timbré, mon pauvre Pedro. ça ne s’arrange pas.
– Je suis avec des savants, dit Pedro qui réussit le prodige de hurler et de chuchoter en même temps. Des savants !
– Sûrement pas très savants, pour appeler une cloche dans ton genre. C’est quoi, comme genre de savant ?
– Des astronomes, Teresa. Des as-tro-nomes !  »
Pedro repart dans le living. Il reprend sa conversation au téléphone, en arpentant la pièce dans tous les sens et en faisant des moulinets de son bras libre. Teresa le regarde, désolée. Elle n’a plus d’amour pour cet homme, mais de temps en temps elle en a pitié. Lew et Gabriel ont repris leur partie de catch. La poussière qu’ils déplacent depuis l’étage progresse lentement dans l’escalier, atteint le living (Pedro éternue puis se confond en excuses auprès de son interlocuteur) puis vient se déposer mollement sur le tas de chemises repassées, pliées et mises en tas qui, au fond, n’attendaient que ça. Teresa croit en Dieu, et comment qu’elle y croit ! Alors elle se dit que cela doit être son destin de vivre ici, avec sa famille d’hommes sales, bruyants et maladroits.

Pedro a reposé le téléphone. Il déboule comme un fou dans la cuisine.
 » Teresa ! Oh ! Teresa ! Ils viennent ici ! Demain ! Des grands savants de Moffet Fields, ou Pasadena, je ne sais plus.
– Mais c’est la N.A.S.A., là-bas ! Ce sont des astrologues de la N.A.S.A. ?
– Oui…non, pas précisément. D’abord ce sont des astronomes. Les astrologues ce sont des charlatans, ce sont les bêtises que tu lis dans le Baja California Sur Chronicle.
– Oui, des bêtises du genre : votre mari va retrouver sa flamme et vous couvrir de cadeaux. Vos fils s’orientent vers une carrière brillante. Voyages : attendez-vous à quitter le trou du cul du monde (votre village, madame) le jour du jugement dernier.
– Fais ta maligne, tiens ! D’abord il y en a des plus malheureuses que toi. Oui oui, j’en connais des tas ! Et puis tu vas te taire à la fin ! Laisse-moi t’expliquer, nom de Dieu !
– Tu ferais mieux de prier, va, plutôt que de jurer. Tu t’étonneras pas de finir un jour au purgatoire.
– Maintenant tu vas m’écouter !  » hurle Pedro en assénant une main terrible sur la table de la cuisine.
Le coup a tout ébranlé. Le tas de chemises repassées se met à onduler (l’onde de choc, probablement). Les chemises du haut bougent de droite à gauche, puis mettent en branle tout le reste sur un rythme de style Hawaïen, le mélange des couleurs renforçant encore cette impression. La pile prend du gîte puis s’effondre sur le carrelage de la cuisine.

Gabriel descend l’escalier en courant. Il traverse le living, pénètre dans la cuisine et tout de suite le malaise est patent. Des chemises piétinées à terre, la table non dressée, et aucun fumet ne s’échappant d’une marmite posée vide sur la gazinière. Gabriel revient dans le living à la recherche de son père. Il trouve celui-ci derrière le canapé. Pedro râle en se tenant la mâchoire dont s’échappe un mince filet de sang qui coule comme une source capricieuse.
 » Papa ! Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Où est maman ? Tu as mal ?
– Si tu poses une question de plus, je te file la roustée de ta vie, tu entends fils de p…fils de ta mère !  »
Pedro se redresse. Il touche du bout des doigts sa mâchoire douloureuse.
 » D’abord tout ça c’est de ta faute, à ton frère et toi ! Mais quand allez-vous cesser de vous chamailler, nom de D… enfin merde, quoi ! Votre mère ça l’énerve, et après c’est moi qui prend !
– C’est Lew, papa. Il veut me piquer ma paire de lunettes spéciale pour voir l’éclipse.
– Quelle paire de lunettes ? J’en ai acheté une pour ta mère et une pour moi. Je ne veux pas que vous alliez voir l’éclipse. Les gamins, ça fait toujours des bêtises. Ce sont toujours les premiers à se brûler la rétine.
– Papa ! Lew a vingt-deux ans ! Et moi j’ai treize ans ! Je ne suis plus un gamin. Je garderai les lunettes tout le temps de l’éclipse, je te le jure !
– Tu m’avais juré que tu passerais en cinquième, Gabriel. Et ça fait deux fois que tu redoubles.
– Papa !
– Tais-toi ! Surtout, Gabriel, il faut que tu me jures quelque chose. Je suis sérieux, là.
– Mais tu es toujours sérieux, papa. C’est pour ça que tu me fais si peur, répond Gabriel  »
Pedro regarde son fils qui le toise avec morgue. Madre de Dios, ce gamin a un sacré caractère. Et il est beau comme un enfant de l’amour. Teresa, où es-tu partie, ma chérie ? Oh ! Pas loin, sans doute chez ta mère qui habite dans le centre de Santa Velada. Puta ! C’est elle qui t’a appris à cogner aussi fort ?
 » Je sais que tu n’es plus un gamin, Gabriel. Je sais que tu coures les filles comme un taurillon. Et des filles plus âgées que toi, encore ! Bien sûr tu n’es pas encore un homme. Mais c’est d’homme à homme que je veux te parler. Va me chercher une bière.  »
Gabriel va jusqu’à la cuisine prendre une bière dans le frigo. Il l’ouvre puis la rapporte à son père qui s’en saisit. Pedro prend une longue gorgée.
 » Promets-moi, promets-moi Gabriel que tu empêcheras ton frère d’aller voir l’éclipse.
– Comment je fais, si je veux aller la voir, moi ?
– Justement ! tonne Pedro. Tu n’iras pas la voir ! Lew ne se rend pas compte. Moi je suis obligé d’y aller, je suis le maire de la ville, quand même ! Et ta mère aussi, elle m’accompagne.
– Si t’arrives à la récupérer.
– Tais-toi ! Ta mère et moi nous serons dans le désert pour voir l’éclipse. Toi, il faut que tu gardes ton frère. Tu sais comment il est, il ne va pas comprendre, il va vouloir regarder le soleil noir et…
– J’en ai assez de la garder, moi, ce débile.
– Ton frère n’est pas débile ! Enfin…pas profond. Nous avons la chance de pouvoir le garder à la maison.
– C’est à moi que tu parles de chance ? A moi ? Des gens comme Lew, ça a un nom : les cerveau fromage blanc, les branques, les tarés. Ces gens là on les enferme dans des maisons de fous dans le désert. Ils sont gardés par des malabars nègres et par les serpents à sonnettes.  »
Lew descend l’escalier. Son pas lourd et lent résonne dans le silence de la maison. Pedro constate que sa mâchoire ne saigne plus. Gabriel regarde ses pieds, toute la colère froide de ses yeux est destinée au sol qui entoure ses chaussures.
 » Papa ! dit Lew en entrant dans le living. L’éclipse c’est demain ! C’est demain ! »
Au dessus de sa chemise, été comme hiver, Lew porte son éternel sweat-shirt mangé aux coudes qui sent toujours la sueur.
– Je sais, mon fils. Et comme je le disais à ton frère, je ne veux pas que…
– Je m’en fous ! hurle Gabriel. Moi des lunettes j’en ai ! Des lunettes avec des filtres spéciaux. Du mylar, ça s’appelle ! Elles étaient en cadeau dans le numéro de Dirty Stars, et j’ai acheté le dernier.
– Tu as des lunettes ? demande Lew aux anges. Des vraies lunettes pour voir l’éclipse ?
– Oui j’en ai ! lui crie Gabriel. Et tu les mettras jamais ! Parce que t’es trop con, même pour porter des lunettes ! T’as déjà le cerveau fondu et papa veut pas qu’en plus tu te niques les yeux ! Tu comprends, pauvre débile ? Mais pourquoi je dis ça, moi ? Comprendre, c’est déjà trop compliqué pour toi.  »
Gabriel s’enfuit hors de la maison en faisant claquer la porte d’entrée.
 » Je…je lui ai fais de la peine ? demande Lew à son père.
– Non, Lew. C’est lui qui voulait te faire de la peine. Et à moi aussi. Mais toi tu es trop gentil pour que ça te fasse du mal. Et moi…moi… »
Pedro s’effondre dans le canapé du living. Il porte la bouteille de bière à ses lèvres. Elle est vide.
 » Tu peux me prendre une bière dans le frigo, fiston ?
– Bien sûr, papa.
– Prends-en une pour toi, si tu veux.
– Oh non ! dit Lew en gloussant tandis qu’il se dirige vers la cuisine. Les boissons gazeuses ça me réussit pas. Après je raconte des choses bizarres, et en plus je m’en souviens même plus après.
– Ramène deux bières, fiston. J’ai envie d’entendre des trucs bizarres, justement.  »

Lew sirote sa bière en faisant du bruit. Pedro rote méthodiquement après chaque lampée.
 » Papa ?
– Ouais, fils ?
– Demain c’est l’éclipse !
– Je sais. Mais tu sais ce que c’est, une éclipse ?
– Oui ! J’ai lu l’article dans le Baja California Sur Chronicle, à côté des programmes télé. Il paraît que c’est très chouette ! Alors c’est demain, hein ?
– Justement, Lew….Mais tu vas arrêter de faire du bruit avec ta bouteille ! On dirait un gamin de….de…..de un an ! Oh oui, au moins !  »
Lew pose sa bouteille sur la table basse du living. il est grave, comme un pensionnaire épinglé en train de faire le mur.
 » Lew, tu m’écoutes ?
– Oui, papa !  »
Pedro voit bien que son fils fixe la bouteille de bière à moitié vide qu’il a mal posée sur la table basse. Lew n’a qu’une envie : pousser légèrement la bouteille pour qu’elle ne puisse pas tomber sur le tapis.
 » Prend la bouteille, Lew.
– Quelle bouteille, papa ?
– Mais la tienne, espèce d’imb…ta bouteille, quoi !  »
Lew se saisit de la bouteille de bière comme s’il s’agissait d’un trésor.
 » Tu l’as bien en main, fiston ?
– Oui…oui !
– Tu vas pouvoir m’écouter, maintenant ?
– Je fais que ça, papa.
– Demain, fiston, des gens vont venir à Santa Velada. Quand je te dis des gens, ce sont des gens importants. Des savants. Des as-tro-nomes. Ils viennent étudier l’éclipse. Tu sais que beaucoup de monde va à La Paz, parce que c’est là qu’on la verra le mieux. Et je te parler pas de La Paz en Amérique Latine, je te parle de La Paz en Basse-Californie. C’est pas un endroit tellement mieux qu’ici, entre nous, mais comme c’est là qu’on verra le mieux l’éclipse… »
Pedro se rapproche de son fils. Lew se cramponne à sa bouteille de bière.
 » N’empêche que des savants tout ce qu’il y a de bien ont choisi Santa Velada pour observer cette fameuse éclipse. Notre ville, Lew, tu te rends compte ? Va me chercher une autre bière, s’il te plaît.  »
Lew s’exécute. Il revient de la cuisine en rigolant. Economique à saouler, pense Pedro. Pauvre gosse.
 » Alors vois-tu, Lew, en tant que maire de la ville, je me dois d’accueillir nos hôtes comme il se doit. Nous allons organiser un banquet en ville.
– Et maman, demande Lew inquiet, elle y va aussi ?
– Fiston ! Je t’ai déjà expliqué….ta mère est avant tout la femme du maire de Santa Velada. Elle a des obligations en tant que…que première femme de la cité. donc, pour te dire…nous avons décidé, ta mère et moi, que vous alliez garder la maison avec ton frère pendant toute cette éclipse.
– Mais…où est maman ? demande Lew en regardant à droite, à gauche.
– Elle…elle est en ville. Mais je te dis qu’elle est d’accord.  »
Lew boit une gorgée de bière, puis une autre. Encore une autre.
 » N’empêche que Gabriel va aller la voir, l’éclipse ! Il a des lunettes spéciales.
– Ton frère te taquinait, Lew. D’abord il n’a pas de lunettes et..
– Si, il en a ! dit sourdement Lew en liquidant sa bière.
– C’est en rupture de stock ! Je te le jure ! Il dit ça pour te faire enrager. De toute façon, lunettes ou pas lunettes, il restera ici avec toi.  »
Lew sanglote doucement. Il tête sa bouteille vide avec acharnement, ne réussissant qu’à la couvrir de morve. Pedro vient s’asseoir à côté de son fils. Il ne sait pas quoi faire alors il lui agrippe gauchement l’avant bras.
 » tu as un soucis, Lew ?
– Papa, si tu avais à choisir un de tes deux fils, tu prendais le bon ou le mauvais ?  »

Pedro a couché Lew torché dans sa chambre. Il regarde son fils dormir dans son petit lit. Il a presque les pieds qui dépassent. Ils n’ont jamais su comment l’appréhender, ce fils tellement différent. Comment l’habiller, lui offrir n’importe quoi qui pût l’intéresser (le réveiller, bon sang, secouer ses neurones), trouver la correspondance entre son cerveau d’enfant et son puissant corps d’adulte.

Rez-de-chaussée. La maison est calme, c’en est presque effrayant. Avant de sortir, Pedro prend les clés de la vieille Dodge. Teresa est sur le pas de la porte, les bras croisés.
 » Heu….j’ai ramassé les chemises, chérie. Bon, je suis pas un professionnel du pliage comme toi mais…
– C’est sûr, répond Teresa. Moi j’ai fait une école.  »
Elle rentre.
 » Je..je croyais que tu étais partie en ville pour…voir ta mère.
– Eh bien non. Pourquoi, tu avais un message pour elle ?
– Non..non. Tu es restée tout le temps là, près de la maison ?
– Oui. Je regardais autour de moi. Le désert. J’avais de quoi m’occuper. Et toi, tu allais en ville ?
– Oui ! Il faut que je voie John Torrance, il faut que je lui dise pour les astronomes. L’éclipse est à midi, ils arrivent vers onze heures, faut leur préparer quelque chose.
– Ils auront fait un long voyage, ils auront faim. Il leur faut quelque chose de consistant. Une bucha, par exemple.
– Oui ! Une bucha ! J’avais exactement pensé à ça !
– Et tu avais exactement pensé que ta femme allait préparer cette bucha, ce qui tombe sous le sens puisque c’est elle qui la cuisine le mieux….
– Evidemment ! C’est une évidence !
– Il ne te serait jamais venu à l’esprit, puisque tu allais voir John Torrance, de demander à son affreuse femme de préparer cette bucha….
– Jamais de la vie !
– Tu aurais pu le faire parce que ta femme avait disparu et que tu t’inquiétais pour la réception de tes savants…
– Pas du tout ! D’ailleurs tu n’avais pas disparue, puisque tu étais là.
– Viens-là mon bonhomme.  »
Teresa Mulles attrape son mari par le devant de la chemise et le tire vers elle.
 » Tu n’aurais jamais eu l’idée d’humilier ta femme en demandant à la Torrance de préparer cette bucha, peux-tu le jurer devant Dieu ?
– Devant lui et tous les saints, je le jure ! « dit-il en mentant avec le plus de sincérité possible.

Couché dans son lit, Gabriel est sur le point de s’endormir quand il entend des grattements à la porte. Lew entre, hirsute, à moitié à poil, le souffle court.
 » Il y a une odeur dans la maison, Gabriel ! Une odeur terrible ! Tu sens ça ?
– C’est maman qui prépare la bucha, idiot. A chaque fois il faut te ré expliquer. Va dormir.
– Tu me prêteras tes lunettes, dis ? Tes lunettes spéciales pour l’éclipse. … »
Gabriel se redresse dans son lit. Il exhibe un numéro de Dirty Stars qui contient les fameuses lunettes aux montures de carton.
 » Tu les vois, ces lunettes, débile ? Demain, quand papa et maman seront partis pour leur banquet en ville, je me tirerai pour aller voir l’éclipse tout seul dans un coin tranquille que j’ai repéré. Et toi tu resteras ici pour garder la maison. T’es laid comme un corbeau, tu feras un parfait épouvantail à cambrioleurs.  »

Le lendemain matin, Pedro et Teresa se lèvent aux aurores. La journée s’annonce magnifique, comme prévu. Quatre vingt dix huit pour cent de chance de beau temps.
Teresa fait mijoter une dernière fois sa bucha en y ajoutant les rognons de génisse crus. Dehors, armé d’une peau de chamois, Pedro astique la Chevrolet Madison qu’il conduit uniquement dans les grandes occasions, c’est à dire jamais. Aujourd’hui, la vieille Dodge restera au garage.
Ils partent à neuf heures trente vers la ville, laissant Gabriel goguenard sur le pas de la porte tandis que Lew dort encore à l’étage.

Dans la salle municipale, une table de banquet a été installée. Toute la ville (ça fait une centaine de personnes) est réunie à l’extérieur de la salle. L’arrivée du maire et de sa femme est saluée par des applaudissements nourris.
 » Ah ! Brave gens ! Brave gens ! dit Pedro à sa femme. C’est l’arrivée des savants, ça impressionne tout le monde. Je serai réélu l’année prochaine.
– Idiot ! dit Teresa en ouvrant sa portière. Il n’y a à chaque fois qu’un candidat et c’est toi !
– Oui, mais on prête à Torrance l’intention de se présenter un jour. Tu sais que sa femme est très ambitieuse et…. »
Teresa claque sa portière avec force. Elle s’approche de son mari pour qu’il soit le seul à entendre.
 » Tu vas voir comment je vais l’humilier, l’ambitieuse !  »
Au risque de se faire un tour de reins, Teresa sort elle même du coffre une des trois énormes marmites de bucha. Rouge, soufflante, elle transporte la marmite à l’intérieur de la salle municipale sous les vivas de l’assistance. Arrivée à la cuisine, Teresa dépose la marmite sur une cuisinière. Elle se tourne vers Marisa Torrance, livide de jalousie.
 » Regarde, Marisa, je crois que je me suis surpassée.  »
La Torrance soulève le couvercle de la marmite, regarde, renifle.
 » ça…ça ressemble à quelque chose.(elle regarde sa montre) Il est neuf heures quarante. Les savants arrivent dans une heure. L’éclipse est à midi. Bon, je la fait réchauffer dans une demi-heure.  »
Teresa la repousse en refermant le couvercle.
 » Tu ne t’en approches pas, Marisa. C’est moi qui m’occuperai de ma bucha.
– Tu n’as pas confiance ?
– En certains serpents, si. En toi, non. Je plaisante, bien sûr.
Marisa Torrance sort de la cuisine comme une furie. Elle bouscule les personnes qui attendent à l’entrée de la cuisine, traverse la salle sans répondre à son mari qui lui demande si ça va, et se réfugie chez elle.
Elle tourne en rond dans son living, fulminant contre cette femme inculte et vulgaire que l’on a choisie pour être la représentante de la ville devant des savants. Facile, évidemment, quand on est la femme du maire, même de ce maire là. Cela changera, lorsque John et elle seront maire de la ville, il y en certains qui resteront dans leur banlieue !
En entrant dans sa cuisine, Marisa découvre Dirk, son fils obèse de seize ans au visage ravagé par l’acné, qui s’empiffre de sandwich au beurre de cacahuète.
 » Qu’est-ce que tu fais là ? demande t-elle. Tout le monde est à la réception des savants.
– Toi, tu n’y es pas, par exemple.
– Tais-toi ! Je t’ai déjà dit de ne pas me répondre ! Et puis regarde toutes les saletés que tu me fais ! dit-elle en désignant de larges tâches de gras qui imprègnent la nappe posée sur la table de la cuisine.
Dirk bat en retraite avec une tartine dans la bouche, en s’essuyant les doigts sur son tee-shirt.
 » Mais regarde-toi, espèce de porc ! lui hurle sa mère. Et ça, qu’est-ce que c’est ? demande t-elle en montrant un verre rempli de liquide caillé qui traîne sur l’évier.
– Heu…je me suis servi un verre de lait hier soir mais après j’ai oublié. Il est resté là toute la nuit, faut le jeter, surtout avec la chaleur.
– Et t’attendais que je le fasse, hein ? Allez ! Va rejoindre ton père !  »
Dirk s’enfuit hors de la cuisine.
Marisa se sent fatiguée. Elle s’assoit. Non, ne pas pleurer, ne pas être faible. Puis son regard se scotche au verre de lait tourné fourmillant de microbes, dans lequel une mouche verte et noire est en train d’agoniser.

Teresa discute avec le curé sans s’apercevoir que Marisa effectue une entrée discrète dans la cuisine de la salle municipale. La Torrance constate avec soulagement que personne ne la vue pénétrer dans la place. Dans le verre de lait à moitié solide qu’elle a trimbalé depuis chez elle, la mouche bourdonne encore faiblement. Elle plonge un peu du contenu du verre dans chaque marmite de bucha. Cela sent fort mais les odeurs se mélangent.

Onze heures. Un bruit de moteur provoque l’effervescence. L’assistance se rue au dehors. Déplaçant un important nuage de poussière, un minibus cahotant arrive sur la route de Chavez City. Pedro demande à Teresa se venir près de lui pour accueillir les prestigieux visiteurs. Chacun essaye d’apercevoir les camions accompagnant ce genre d’expédition, monstres de métal transportant équipements logistiques et appareil de mesure, comme tout le monde a pu le voir à la télé, lors des reportages sur l’envahissement de La Paz par la communauté scientifique. Mais pas d’autre nuage de poussière à l’horizon.
Le minibus rouillé, ridicule.
Le véhicule s’arrête. Un homme en descend, affublé d’un bermuda à fleurs, coiffé d’un bob élimé aux couleurs de Michael Dukakis, mâchant un chewing-gum sans fermer la bouche. Son tee-shirt est trop court pour couvrir entièrement sa bedaine couverte de poils noirs. Le type se met une main dans le froc, se gratte, puis la tend à Pedro qui se voit la serrer avec horreur.
 » Salut les ploucs ! Ha ! Ha !Ha ! Je rigole ! Sacré beau temps pour l’éclipse, hein ? Je suis Robert Spadea, appelez-moi Bob. C’est vous, le maire de cette v…de ce village…enfin de cette chose ? Félicitations ! C’est pas L.A., c’est sûr, mais vaut mieux être premier ici que dernier à Hollywood, pas vrai ? Bon, va pas falloir traîner, parce que mes petits protégés ont mal supporté le voyage. ça m’embêterait d’en laisser quelques uns en rade ici, surtout que la terre doit être trop dure, pour les enterrer bonjour ! »
Teresa fixe son mari avec colère, haine et dégoût tandis que Bob fait descendre les passagers du car, une collection de personnes du quatrième âge armées de cannes et se sonotones.
 » J’ai pas pu tout vous expliquer au téléphone, dit Bob à Pedro. Ils sont formidables, ces petits vieux. Ils font partie de l’hospice Blackhammer de San Pedro. Attention, c’est une maison tout ce qu’il y a de bien. Moi je suis le PDG de la Spadea Entertaining Company. On organise des visites pédagogiques dans toute la Californie. Et vous devinerez jamais, il y a parmi ces débr…ces clients un type qui travaillait à l’observatoire de San José. Il a convaincu tous ses potes de venir voir l’éclipse en Basse-Californie. Moi je me suis dit : on va pas aller à La Paz avec tous les autres blaireaux, on va aller mater le machin là où personne va penser aller, à Santa Venilia !
– Santa Velada, réussit à sortir Pedro au bord de l’apoplexie.
– C’est ce que je disais. Ici, je leur ai dit, vous allez être paisibles, décontractés, à la fraîche. Et puis vous aurez rien à payer, à part le voyage. On vous invite ! Vous nous avez préparé quelque chose à becter, pas vrai ?
– De la bucha. Ma femme a préparé trois marmites de bucha, dit Pedro dans un état second.
– A la bonne heure ! La bucha, c’est tout à fait ce qu’il faut à mes clients. C’est consistant et puis bien réchauffé c’est très mou. Ils ont tous des dentiers. L’important c’est qu’ils en aient pour leur argent, surtout qu’ils payent rien, ha ! ha !ha ! Humour… »
Tout le monde s’engouffre dans la salle municipale. Pedro est resté dehors avec Teresa qui a son regard des mauvais jours.
 » C’était ça, tes grands savants ? C’était eux ?
– Je t’assure, chérie, il avait dit…
– Tais-toi ! Je prie pour mourir de honte sur place. Mais Dieu ne m’écoute pas. Pourquoi est-il aussi cruel ?
– Tu as vu ce type, ce Bob, c’est un salaud, un….
– Et toi tu es un minable. Faisons au moins illusion devant la Torrance. Je rentre servir la bucha. Je ne voudrais pas faire attendre des invités aussi importants.  »
Teresa disparaît dans la salle municipale. Pedro ôte son chapeau, désespéré et grave comme pour un deuil.
Des nuages de poussière montent de la route. Le vent se lève. Et en plus on aura même pas du beau temps pour l’éclipse. Mais pas de tempête à l’horizon. Des camions. De gros camions bourrés de matériel qui arrivent à Santa Velada.

Un homme sort du premier camion sur lequel est peint le sigle de la MKVD Networks, une télé de Pasadena.
 » On se rend à La Paz ! dit-il à Pedro. On s’est perdus ! Faites un miracle et indiquez-nous le chemin !
– La Paz ? répond Pedro. Si vous vous y rendez pour l’éclipse, je ne peux faire aucun miracle pour vous. Il y en a pour deux heures de route.
– Deux heures ! crie l’homme. C’est de ta faute ! C’est de ta faute ! dit-il en frappant le chauffeur du camion. Tu nous a perdus ! On va louper l’éclipse, on ne va pas pouvoir interviewer le professeur Blumstein et moi je vais me faire virer !  »
L’homme traîne le chauffeur hors du camion, il le frappe toujours, lui crache dessus.
 » Tu m’a fais rater le reportage de ma carrière ! Je vais te détruire, je vais te rendre plus misérable qu’une merde de caniche, je vais te griller dans le milieu ! Après, tu n’auras même plus le droit de pousser le fauteuil de Christopher Reeves !
– Monsieur, dit Pedro, Santa Velada est heureuse de vous accueillir. Nous ne pouvons vous offrir le confort dont vous auriez pu bénéficier à La Paz, certes. Mais nous avons quatre vingt dix huit pour cent de chance d’avoir un ciel parfaitement dégagé au moment de l’éclipse. Le terrain d’observation se trouve à cinq minutes d’ici en voiture. si vous souhaitez vous restaurer avant d’aller sur le site, ma femme a préparé la spécialité de la Baja California Sur, une bucha dont vous me direz des nouvelles.  »
L’homme lâche le cou de son chauffeur qui suffoque.
« Une bucha, vous dites ? Avec les rognons de génisse crus incorporés en fin de cuisson ?
– Evidemment.
– Sid Cobain, se présente l’homme en serrant chaleureusement la main de Pedro. Dites-moi, il n’y a pas d’autre équipe de télé, ici ? Je veux dire…pas d’autre journaliste, pas même un reporter local ?
– Aucun, monsieur Cobain.
– Mais alors c’est une exclu ! Johnny ! Ramon ! hurle l’homme en direction de son équipe, on prend une bucha sur le pouce et on fonce filmer l’éclipse de…de…. comment ça s’appelle chez vous, déjà ? demande Cobain à Pedro.
– Santa Velada.
– Santa Velada….ça sonne bien. Vous allez devenir une ville de légende !

Gabriel est devant la télé lorsqu’il entend le moteur de la vieille Dodge qui se met en branle. Il sort de la maison, le temps d’apercevoir Lew partir en trombe vers la désert en hurlant : « j’ai les lunettes ! J’ai les lunettes !  »
Gabriel se rue dans sa chambre. Il croyait que Lew était en train de dormir, or ce dernier s’était habillé en silence et avait pénétré dans l’antre de son frère pour lui dérober ses lunettes spéciales planquées à l’intérieur de Dirty Stars.

Dans la salle municipale, c’est Teresa qui se sent mal la première. Elle a goûté plusieurs fois la bucha réchauffée dans la cuisine avant de la servir, puis, à table, elle s’est resservi plusieurs fois pour témoigner de l’excellence du plat. Maintenant elle est prise de sueurs douloureuses et de crampes à l’estomac. Elle aura mangé trop vite, elle aura été trop émotionnée par l’arrivée triomphale des gens de la télévision au banquet, salués par une salve d’applaudissements, tandis que Marisa Torrance s’évanouissait de rage. La Torrance n’avait pas voulu goûter au plat, malgré les commentaires dithyrambiques accompagnant sa dégustation, ce qui, aux yeux de Teresa, constitua la substantifique moelle d’une victoire sans partage.
Prise de nausées, Teresa se dirige vers les toilettes. Elle y vomit toute la bucha et plein d’autres choses. Mais cela ne la soulage pas. Son ventre lui impose un martyr effroyable. Elle revient dans la salle du banquet en titubant, pour découvrir un spectacle d’apocalypse. Tous les convives se tordent de douleur, certains ont roulé sous la table, d’autres s’agrippent aux murs comme des damnées aveugles. Pour beaucoup les toilettes sont loin et le sol se couvre du résultat de leur malaise.
Aïe ! Aïe ! fait Sid Cobain recroquevillé à terre. L’éclipse ! On va rater l’éclipse ! Ramon ! crie t-il en direction d’un des membres de son équipe, je t’ordonne d’aller filmer le truc ! Aïe !
– Aï ! Aï ! Caraï ! Vous savez bien que je sais pas conduire, patron ! J’ai raté mon permis huit fois. Madre de Dios ! Je veux être enterré à Salinas ! Aï !
– Johnny ! Johnny ! hurle Cobain, conscient de prononcer ses dernières paroles avant de sombrer dans le coma, prend le camion technique et va mettre dans la boite cette putain d’éclipse, qu’on soit pas morts pour rien !  »
Pris de convulsions, Johnny ne fait rien sortir de sa bouche sinon une bave blanche et abondante.
Se tenant son gros bide, Bob Spadea, les yeux révulsés, semble partir en transe.
 » C’est la fin du monde ! Nous sommes maudits ! C’est l’éclipse ! C’est l’éclipse !
– Mais non imbécile, dit Marisa Torrance riant comme une folle, debout au milieu des gens grouillant à terre, c’est la bucha !

A vélo, Gabriel a vite fait de rejoindre son frère tombé en panne avec la vieille Dodge en plein désert. Lew a ouvert le capot de la voiture et il mate le moteur avec circonspection d’un regard à la fois concentré et absent.
 » Imbécile ! lui dit Gabriel en descendant de vélo. Tu sais bien que papa la remplit litre par litre parce que sinon ça la noie !
– Elle roulait bien , pourtant, dit Gabriel désolé.
– Elle roulait bien, elle roulait bien ! Comme ta cervelle, ouais ! Autonomie limitée.
Lew se met à rire et son frère l’imite.
 » Alors on la verra pas l’éclipse, hein petit frère ? demande Gabriel.
– Mais si on la verra, grand idiot ! Pas avec tes lunettes, en tout cas !
– Elles sont très bien ! rétorque Lew en sortant les lunettes spéciales de Gabriel. Tu voulais pas me les prêter, c’était pas gentil.
– Mais regarde-les, tes lunettes, andouille ! Ce sont des lunettes pour regarder les films en relief ! Lew ! Tu ne vois pas qu’il y a un filtre bleu et un filtre rouge ?
– Et alors ? Je sais pas quelle couleur ça a, ton mylar ! Tu voulais pas me les donner !
– Ce sont des vieilles lunettes ! C’était pour regarder la Créature du Lac Noir à la télé ! C’était pour te faire enrager. Donne les moi.  »
Contrit, Lew rend à son frère les lunettes spéciales.
 » Tu m’as fait peur, tu sais, lui dit Gabriel. tu regardais le soleil avec ça, et tu te brûlais les yeux.
– Qu’est-ce que ça changerait, de toute façon ? dit Lew dans un regard triste.
– Ah non ! Tu vas pas pleurer, maintenant ! Ce que ça changerait ? Tu ne pourrais plus mater les magasines qui sont planqués sous mon lit !
– On la verra pas, cette éclipse, de toute façon.
– Et ça c’est quoi, des lunettes pour une attraction à Disneyland ?  »
Gabriel sort de la poche de sa chemise deux paires de lunettes aux filtres en mylar.
 » Je les ai piquées dans le sac de maman juste avant qu’ils aillent en ville. Il y en a une pour moi. Et une pour toi.  »
Gabriel tend à son frère une paire de lunettes. Il s’en empare avec émotion.
 » C’est pour moi, tu es sûr ? Je croyais que tu ne voulais pas que je voie l’éclipse.
– C’est ça ton problème, Lew. Tu sais pas grand chose, mais tu crois trop de trucs.
– Je…je peux les mettre ?
– Essaye toujours, tu peux pas être plus moche !  »
Lew enfile ses lunettes. Il va se mirer dans le rétroviseur de la vieille Dodge, hilare, il se passe une main dans les cheveux. Gabriel regarde son grand frère qui semble heureux, presque beau.
 » Alors, petit frère, c’est quand cette éclipse maintenant ? demande Lew ?
– J’en sais rien, répond Gabriel en regardant vers le soleil, muni de ses lunettes. Frangin ! C’est commencé ! C’est commencé ! Regarde !  »
Les deux frères ont la tête tournée vers le ciel.
 » Le soleil, Gabriel ! hurle Lew. Il disparaît ! Regarde ! Regarde !
– Je vois, imbécile ! C’est la lune qui passe devant. Tu as vu ? Déjà la moitié de bouffée !  »
– Mais il fait pas noir ! On voit toujours autant !
– Faut attendre que la lune soit complètement devant. T’as pas mal aux yeux, t’es sûr ?
– Pas mal du tout, pourquoi ?
– Parce que ! »
D’autorité, Gabriel retire les lunettes de son frère, inspectant l’état des filtres.
 » C’est vachement important, dit Gabriel. Faut pas que ça soit endommagé, sinon c’est comme si tu regardais avec des bêtes lunettes de soleil.
– Alors ? demande Lew inquiet. ça va ?
– Il y a comme une rayure sur son verre gauche. Tiens ! Prend les miennes, dit Gabriel en échangeant les lunettes.
– Mais je ne veux pas que tu t’abîmes les yeux ! lui répond Lew. Garde tes lunettes. Si les miennes ne marchent pas, je préfère rien regarder.
– Prend les bonnes lunettes, bon sang ! puisque je te les donne !
– Oh tu sais…après je m’en souviendrai pas forcément, tandis que toi tu auras vu l’éclipse. Tu vas regarder, et puis tu me raconteras. Je vais fermer les yeux, je te le jure, je regarderai pas le soleil.
– Qu’est-ce qu’il se passe, Lew ? Il fait froid, tout d’un coup.  »
Gabriel frissonne tandis que son frère lui prend les lunettes des mains et les installe sur son nez pour regarder le soleil.
 » ça y est, Gabriel ! Le soleil a presque disparu ! ça fait un petit croissant !
– Eh ! Qu’est-ce qu’il arrive ? demande Gabriel en s’agrippant à son frère. Regarde ! Le sol bouge !  »
Lew a retiré ses lunettes. Le désert n’est pas encore plongé dans l’obscurité mais la lumière est devenue bleue nuit, froide, métallique. Les mouvements dans le sol sont causés par les animaux du désert qui rentrent au plus profond de la terre. La température a chuté brutalement de plusieurs degrés. Toutes les bêtes se sont tues. Le silence est pesant comme une menace.
 » Lew ! dit faiblement Gabriel. Lew !  »
Le grand frère a rechaussé ses lunettes et il suit, halluciné, secoué par un frisson inconnu, l’ingestion de l’astre solaire par une lune grosse comme une étoile géante. A peine sent-il Gabriel s’accrocher à lui comme on peut s’accrocher à un arbre indéracinable pendant une tempête.
L’obscurité est maintenant totale, encore plus effrayante qu’une nuit noire car orpheline du chant des animaux nocturnes. Lew sent le froid lui mordre les joues. Il retire son affreux sweat-shirt pour en couvrir Gabriel grelottant.
 » Il faut aller à la voiture ! dit Gabriel. Tout ça n’est pas normal.
– Reste avec moi, petit frère. Il ne faut pas que tu aies peur. »
Lew a remis les lunettes. Il regarde le soleil réapparaître lentement après plus de six minutes d’éclipse totale, et avec lui la lumière ocre et les bruits entêtants du désert.
Gabriel a la tête collée au torse puissant de son frère.

Lew et Gabriel marchent sur le sol craquelé qui les ramène à la maison. Ils ont laissé la vieille Dodge au milieu du désert. Une fois arrivés, ils prennent le jerrican d’essence dans le garage puis retournent sur les lieux de l’éclipse pour abreuver le réservoir. Sur le chemin du retour, Gabriel regarde son frère conduire d’une main assurée tout en lui glissant des clins d’oeil complices. Le sourire de Lew est celui d’un visage mangé par la joie.
Gabriel le trouve magnifique.

Nouvelle publiée dans « Le Journal de l’Eclipse » , hors série de « Ciel et Espace » (Août 1999).

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